L'adolescence est assurément un âge pour le moins ingrat. Entre des vocalises difficilement contrôlables et les poussées acnéiques, la frustration peut rapidement embraser un cocktail déjà explosif, et donner des envies de fugue. Mais à Pétria, les jeunes ne fuient pas pour une ou deux nuits une cellule familiale en proie à l'incompréhension, mais un état tourmenté par une forme de totalitarisme latent. Pour ces fuyards qui rêvent encore d'un monde meilleur, une seule solution : gagner coûte que coûte la frontière, en remontant l'éponyme Route 96.

La mer de Tyrak

L'aventure en forme de road-trip narratif et procédural nous place donc à chaque nouveau départ dans la peau d'un adolescent mutique lancé à corps perdu sur les routes de ce qui ressemble tout de même fortement à une version pas si éloignée des Etats-Unis, où deux camps politiques tentent de prendre le pouvoir, même si le titulaire actuel semble jouir d'une certaine hégémonie. Un attentat rabâché en boucle par des médias aux ordres semble justifier un serrage de vis un peu flou, mais qui semble suffisant pour que toujours plus d'adolescents tentent de passer "au nord".

Comme dans Nus et Culottés, il faut par tous les moyens avaler les kilomètres : en stop, en bus, ou à pied, chaque jour est prétexte à dérouler un nouveau décor, à générer de nouvelles rencontres, et à se rapprocher de l'objectif, en tentant d'échapper à la flicaille locale. Dans Road 96, bien des paramètres sont aléatoires, et le même dinner d'autoroute proposera tour à tour de profiter d'une carte de crédit pour retirer quelques billets afin de se payer un sandwich ou un ticket de bus, de rencontrer un bref compagnon de route, ou de recueillir quelques précieux conseils pour l'étape finale du voyage, non sans provoquer au passage l'establishment, pour la forme. Car si le pouvoir en place semble profiter d'une position hégémonique pour accuser sans preuves des adversaires plus ou moins chimériques, un vent de liberté semble être en mesure de faire basculer toute une époque. Zeitgeist, j'écris ton nom.

Sur la route du Maine, fils

C'est à la première personne que l'on parcoure les routes, habitacles et autres alentours de stations-service, à la recherche d'un échange, ou d'objets destinés à poursuivre le voyage. C'est que l'énergie décroît logiquement peu à peu, et il faudra penser à se nourrir un minimum et prendre du repos, quitte à dormir sur un amas de cartons. La gestion des finances et de l'énergie dépend donc de chaque trajet et des interlocuteurs qui vous prendront en grippe ou en sympathie en fonction des dialogues à choix multiples qui ponctuent certaines séquences.

Malgré de bonnes intentions, le jeu d'acteur et l'écriture pêchent souvent par un manque de profondeur, et l'empathie qui pourrait se créer ne parvient pas à ce que l'on s'attache aux quelques profils récurrents dont l'histoire ne se dévoile qu'après plusieurs escapades. L'idée de multiplier les tentatives aux commandes de nouveaux protagonistes offre effectivement une certaine rejouabilité, mais souligne également leur mutisme qui rend les échanges peu naturels. Pourtant, quelques capacités comme la persuasion où le piratage de terminaux permet quant à eux de découvrir les mêmes lieux sous d'autres angles, mais malgré des runs assez courts, l'impression d'avoir rapidement fait le tour de la question pointe immanquablement le bout de son nez.

96, année cathartique

C'est que Road 96 tente de jouer sur bien des plans, en glissant assez maladroitement des phases de mini-jeux entre deux séquences narratives, et si la variété est assurément au rendez-vous, leur intérêt ludique reste souvent limité, et l'on se demande parfois si les séquences de tir au but, de trombone ou de conduite étaient vraiment indispensables. L'aventure souffre d'ailleurs de son rythme inégal : certaines séquences se coupent trop brutalement pour que l'impact narratif ne fonctionne à sa juste mesure, et les étapes se succèdent sans toujours former une boucle cohérente.

C'est d'autant plus dommage que Road 96 développe tout de même un propos subtil et nuancé : au-delà de la fuite adolescente mise en scène, les deux mois qui séparent le début de l'aventure de la fatidique élection présidentielle, permettent de mettre en avant bien des points de vue. Entre révolutionnaire fourché et légitimistes des urnes, le spectre est assez large pour que chacun tente de varier les approches, histoire de sonder plus profondément les convictions des sept personnages récurrents. Mais pour faire le tour de la question, et tenter de découvrir le résultat de son lobbying intensif et répété, il faudra inlassablement reprendre la route. Présenté comme un road-trip procédural, le nouveau jeu de DigixArt de Yoan et Anne-Laure Fanise (racheté par Koch Media depuis peu) alterne effectivement les protagonistes et les situations, et les boucles permettent peu à peu de profiter des capacités rapidement débloquées, mais aussi de mieux gérer la faim, le sommeil et l'argent, et ainsi tenter de reprendre la même route une autre fois pour voir si un bakchich des familles peut changer la donne.

Frappe la route, Jacques

Quoi qu'il arrive, les adolescents itinérants pourront toujours compter sur une bande-son de qualité, en forme de mixtape d'une décennie révolue : avec la présence de The Toxic Avengers, Cocoon ou encore Alexis Laugier, les musiques de Road 96 donnent toujours envie... de reprendre la route, histoire de profiter un peu plus d'une gamme chromatique tranchée et de paysages pas si désertiques que ça. À défaut d'en voir le bout et de repartir pour un New Game +, l'aventure de DigixArt vous accompagnera sans doute durant des milliers de kilomètres, mais depuis l'intérieur de votre propre véhicule.

Mais que les joueurs nomades prennent la route en pleine connaissance de cause : sur Switch, Road 96 se révèle souvent aussi poussif qu'une journée de départs classée noire par Bison Futé. Visuellement très en-deçà de son équivalent sur PC, l'aventure souffre de bien des maux, surtout en mode portable : entre aliasing sévère, chargements longuets et pop-in récurrent, on conseillera bien vite aux chevaliers de la route de sagement rester dockés. Signe que ce portage semble ne pas avoir fait l'objet d'autant de soin : l'interface pensée pour le combo clavier-souris est ici inchangée, et donc fort peu pratique Joy-Con en mains. Un comble, pour un titre qui invite à partir, sans jamais se retourner !